Par Xavier Perrin (xperrin@xp-consulting.fr)
Lorsque j'interviens pour des entreprises industrielles de type Grande Variété / Petits Volumes pour les aider à améliorer la fiabilité de leurs délais, réduire leurs délais et leur besoin en fond de roulement, je suis souvent confronté à une mauvaise interprétation par les managers de ce qu'est la production en flux tiré. Ils sont convaincus que, du fait qu'ils ne produisent que ce que leurs clients leur commandent, ils produisent en flux tiré. De la même façon, quand j'enseigne les principes de Supply Chain Management, nombreux sont les participants qui pensent que flux poussé est synonyme de Fabrication-sur-Stock (MTS - Make-To-Stock) et flux tiré est synonyme de Fabrication-à-la-Commande (MTO - Make-To-Order). Ces incompréhensions peuvent conduire à des mauvais choix lors de l'organisation et de la supply chain et des opérations. Comme "flux tiré" est généralement associé à "lean", les managers d'usines qui produisent à la commande pensent qu'ils ont déjà adopté l'approche lean puisqu'ils ne produisent que ce que leurs clients leur ont commandé. De la même façon, certains managers d'entreprises produisant sur stock pensent que, pour adopter les principes du lean, il faudrait supprimer les stocks de produits finis et ne produire qu'à la commande. Dans les deux cas le risque est de faire des mauvais choix. Il semble donc nécessaire de clarifier les notions de flux poussé et flux tiré. Les deux termes sont utilisés dans deux domaines différents.
Définitions
Dans le domaine de la distribution, le flux tiré consiste en ce que les entrepôts du réseau de distribution gèrent leur stock localement et passent des commandes de réapprovisionnement aux plateformes ou usines qui les fournissent. C'est un système de gestion de stock décentralisé. A l'opposé, avec un système en flux poussé, les informations à propos de la demande sont consolidées et centralisées par un département de distribution central qui planifie les ordres de distributions pour réapprovisionner les entrepôts du réseau, généralement en utilisant une solution de type DRP (Distribution Requirements Planning).
Dans le domaine de la production, le flux poussé consiste en ce que la production est planifiée et programmée, typiquement avec le module Gestion de Production d'un système ERP (Enterprise Resources Planning). Chaque poste de travail produit ensuite suivant son programme de production spécifique et "pousse" sa production vers les postes de travail suivants.
Dans un système de production en flux tiré, chaque poste de travail reçoit un signal du ou des postes de travail "clients" en aval et produit juste ce qui est requis par ces signaux (qu'on appelle "kanban" en japonais).
En production, le flux poussé cherche à maintenir un taux d'utilisation élevé des ressources pour limiter les coûts de production. En conséquence, les encours s'accumulent entre les postes de travail et échappent à tout contrôle. Les encours n'étant pas maîtrisés, les délais ne le sont pas non plus. A l'opposé, avec le flux tiré, les encours sont prédéterminés et le taux d'utilisation des postes de travail est la conséquence de la demande réelle des postes de travail en aval. Le but est de maîtriser les encours et les délais. La question de la productivité n'est pas traitée par l'augmentation du taux d'utilisation des ressources mais par l'identification et l'élimination des activités sans valeur ajoutée.
Dans toutes les situations, le flux tiré est assurément le meilleur moyen d'accélérer les flux. Il permet de réduire les délais, de réduire les horizons de planification, d'augmenter la flexibilité, de réduire le besoin en fond de roulement, et finalement d'améliorer la compétitivité.
Flux tiré et fabrication-sur-stock (MTS)
Même si on produit avant de recevoir les commandes des clients, tirer la production est relativement facile à mettre en œuvre dans un environnement de fabrication-sur-stock. La fabrication-sur-stock est généralement associée avec une variété faible et des volumes élevés ce qui favorise la mise ne place de boucles kanban classiques. De tels environnements sont aussi favorables à la mise en place de DDMRP (Demand Driven MRP) qui est en soi une approche "flux tiré". Dans tous les cas cependant, la réduction des délais et le lissage de la production restent un sujet parfois délicat à traiter dans ces environnements.
Flux tiré et fabrication-à-la-commande (MTO)
Même si les usines qui fabriquent à la commande produisent seulement ce que les clients commandent, la plupart "poussent" en fait leur production ! Les ordres de fabrication (OF) sont créés et lancés dès que les commandes des clients sont enregistrées. Le rôle principal des "ordonnanceurs" est ensuite de "chasser" les OF, de définir et réviser les priorités pour respecter les engagements de délai et de facturation. Les encours ne sont pas maîtrisés (en fait ils ne sont même pas mesurés !) et tendent à augmenter constamment, avec pour conséquence l'augmentation continue des délais réels… Les "ordonnanceurs" (j'écris ce terme entre guillemets car ici leur travail est tout sauf de l'ordonnancement) réagissent à cette situation en ajustant les priorités, pris dans un véritable cercle vicieux : l'augmentation des encours et des délais nécessite toujours plus de révision des priorités au détriment du vrai travail d'ordonnancement (jalonnement des opérations, équilibrage anticipé des charges et des capacité, résolution des problèmes qui entravent la production...), et les encours augmentent, et ainsi de suite. Tout sauf de la production en flux tiré !
A vrai dire, la mise en œuvre du flux tiré dans l'environnement production-à-la-commande – Grande Variété / Petits Volumes n'est pas si aisée. Tout d'abord, la littérature et les formations sur le lean traitent surtout de la mise en œuvre du flux tiré dans les environnements Fabrication-sur-Stock – Faible Variété / Grands Volumes. Dès que la variété des produits est élevée, que les ateliers sont organisés par métiers, que les gammes de fabrication sont complexes avec des grandes différences de temps-de-cycles, les outils bien connus du lean tels que l'équilibrage de ligne, les supermarchés et boucles de kanbans spécifiques ne sont pas adaptés. Il faut tout d'abord bien comprendre le flux de valeur en réalisant une ou plusieurs Cartographies de Flux de Valeur (VSM). La réalisation des VSM dans un environnement complexe nécessite une approche spécifique. Ensuite, on peut tirer la production avec des méthodes ou techniques comme le flux-à-une-pièce, les lignes FIFO, le principe DBR (Drum-Buffer-Rope) de la Théorie des Contraintes, ou encore la méthode ConWIP (Constant WIP = encours constant) en utilisant éventuellement des kanbans génériques. Mais le sujet le plus difficile est sans doute d'adopter des nouveaux indicateurs et des nouveaux comportements pour piloter les activités de production et entraîner les équipes : Temps de Traversée, Encours réel / encours cible, suivi horaire ou journalier du débit de production, etc.
En conclusion, les systèmes de production en flux poussé ou flux tiré n'ont rien à voir avec l'environnement de production. En particulier, fabriquer à la commande ne signifie pas tirer la production. Tirer la production dans de tels environnements ne peut se faire en adoptant seulement les outils "classiques" du lean. Il faut apprendre et déployer d'autres méthodes en lien avec le lean et à la Théorie des Contrainte.
Fin bien!
Comme on dit din ch'nord.
Merci Xavier pour ce partage qui permet de dissiper certaines des incompréhensions courantes concernant les notions de flux poussé et flux tiré.